Vendredi 12 juillet
Rendez-vous a été donné à Limoges à 17 heures pour le départ de la caravane du peuple. Des GJ nous y attendent déjà, pour nous souhaiter bonne route ou pour rejoindre le convoi.
« Première étape de la caravane à Limoges, après quelques tours de ronds-points sonores et tournoyants, nous avons eu le soutien d’une dizaine de GJ qui accompagnait Y. L’aventure commence vraiment. » (T.)
C’est avec un peu de retard, le temps de rassembler tous les véhicules, que le convoi part, direction Châtellerault, qui sera notre première étape pour la nuit.
Par les nationales, la route est longue. Pas facile non plus de rester groupés ; les tours de ronds-points des véhicules de tête permettent aux derniers de les rejoindre. Klaxons et gyrophares ou pas, on ne passe de toute façon pas inaperçus.
Notre arrivée à Châtellerault n’est pas plus discrète. Les GJ du coin nous attendent sur le bord de la route, avec leur caravane jaune.
« Depuis quelques semaines, nous échangeons avec un contact sur place pour organiser notre arrivée. On ne se connaît que virtuellement, on ne s’est jamais rencontrés. Le moment est venu où l’on va pouvoir mettre un visage sur ces gens à qui on a fait confiance. » (B.)
Avant de rejoindre le campement, la caravane du peuple s’offre un petit tour du centre-ville en fanfare.
« Là où il fallait se rendre sur les ronds-points cet hiver pour rencontrer les GJ avec les réticences et les a priori éventuels de certaines personnes, ici les GJ vont à la rencontre des gens. Les gestes de solidarité, qui peuvent paraître infimes, tels les pouces levés, les hochements de tête, les sourires échangés, revêtent une grande importance quand le camp d’en face s’échine à calomnier, à caricaturer, à réprimer et à diviser encore et toujours. Le matraquage médiatique s’est pris les pieds dans le tapis, nous ne sommes pas les maudits qu’il voudrait, quand les journalistes et politiques pour leur part éprouvent désormais les plus grandes difficultés à mettre le nez dehors sans subir les quolibets et lazzis du “peuple”. Ils sont dans leur forteresse virtuelle et télévisée, distillant leur propagande permanente, nous sommes dehors dans la vie authentique, et nous n’y sommes plus en spectateurs. » (M.)
Et puis on arrive enfin au rond-point de la Main jaune, lieu symbolique s’il en est pour les GJ.
« L’horrible sculpture, probablement incendiée par les flics eux-mêmes pour en faire porter le chapeau aux GJ (et donner ainsi à Castaner une nouvelle occasion d’instrumentalisation crapuleuse – dont la série s’est allongée depuis jusqu’à la fameuse attaque de l’hôpital parisien –, mais le grotesque avait déjà été poussé, sans susciter de grandes indignations alors, jusqu’au parallèle de l’incendie de cette “main jaune” unanimement détestée pour sa laideur avec la destruction par les talibans des bouddhas géants de Bamiyan), l’horrible sculpture donc avait enfin gagné une certaine beauté en devenant un vestige historique, en ayant goûté au passage de la dispute humaine. C’en fut trop, le “moignon jaune” (il n’en restait alors plus que l’avant-bras), terriblement symbolique des mutilations en série par la police du démocrate et esthète Castaner, fut démantelé, et la dispute ainsi soustraite à la vue de tous, quelques jours après notre départ et la pose d’une banderole qui rendait hommage à toutes les installations de GJ détruites et incendiées dans la plus parfaite illégalité à l’échelle de tout le pays par une entreprise de barbouzerie inédite et restée dans l’angle mort de l’indignation suscitée par ailleurs par les autres formes de répression. » (M.)
On installe le campement avec nos caravanes.
« Carrosserie, élec, menuiserie, les GJ de Châtellerault ont préparé de leurs mains et des semaines durant une caravane jaune bluffante.
Dotée d’une sono, tables, élec pour brancher des ordis afin de faire signer le référendum ADP aux habitants, j’écoute le récit collectif de la retape de cette soucoupe itinérante avec des yeux de gamin ébahi.
Enfin à l’intérieur, je me retrouve nez à nez avec le portrait d’un Coluche rhabillé de jaune, son regard épris de tendresse résonne alors comme une évidence. Le cauchemar a bien trop duré, l’heure est à l’unité et à la fin c’est le NOUS qui va gagner. » (C.)
C’est lors de cette première soirée que la caravane prend tout son sens :
« L’évidence de la rencontre entre des gens qui ne se connaissent pas personnellement mais dont toutes les différences inessentielles sont transcendées par leur participation au mouvement, et les valeurs de générosité et de partage qu’il a imposées en négatif de l’égoïsme et de l’indifférence dans lesquelles on voudrait nous voir nous entredéchirer pour le plus grand bonheur de ceux qui nous dominent. Les gens ont enfin quelque chose à se dire. C’est probablement un constat fort du déplacement, avoir échangé avec des gens supposément si différents il y a dix mois, et effectivement séparés alors, et désormais unis par leurs pratiques, par la révolte. La caravane est un moyen de prendre conscience de cette ubiquité GJ, de relier les points d’un réseau qu’il est difficile de se figurer sinon, autrement que comme virtuel, qu’on peut parfois suspecter d’être gonflé par l’impression Facebook. Autre constat : il ne s’agit pas seulement d’une poignée d’irréductibles d’un mouvement qui serait en phase terminale de déliquescence, mais bien plutôt d’un enracinement en profondeur avec des méthodes et pratiques (MDP et caravanes notamment) qui traduisent un ancrage sur un temps plus long. La solidarité et l’humanité découvertes depuis dix mois sont précieuses et ne s’oublient ni ne s’abandonnent pas ainsi pour ceux qui ont pu les vivre, les expérimenter. Et il est plaisant de constater que cette suite que les GJ ont su se donner ne tient pas à quelque milieu militant qui en aurait pris le relais, mais se fait dans le bouillonnement initial de ceux qui s’y sont jetés en acceptant de mettre en jeu leurs présupposés et leurs idées, leurs “opinions”, leurs “identités politiques”, au contact des autres et de leurs “différences”, la rencontre n’est donc pas finie, l’entre-soi militant reste périphérique, et impuissant par définition. » (M.)
« Redevenir visibles, c’était aussi l’un des buts de cette caravane du peuple. Sur la route, les caravanes jaunes et les véhicules décorés se font remarquer, suscitant à la fois la curiosité et l’étonnement, ou tout simplement la sympathie. Et une fois à la Main jaune, le campement installé, reprendre ce rond-point pour la soirée et la nuit, sous la surveillance de quelques voitures de flics restant à distance, donne un sentiment de force qui avait parfois pu s’effriter au cours des dernières semaines. Gagner la capitale pour les manifestations du samedi sans être intercepté par les flics était devenu en soi un défi ; avec cette traversée en convoi, point de discrétion mais plutôt la volonté d’affirmer notre présence et la destination de cette traversée. » (B.)
Samedi 13 juillet
Départ pour la Maison du peuple de Touraine, où nous attendent d’autres GJ pour le déjeuner. La caravane s’est étoffée, et quelques motards nous accompagnent.
C’est une autre étape importante de notre périple ; là, les GJ ont une maison, en ville, avec un petit jardin. Nouveaux échanges, nouvelles rencontres, mais nous sommes pris par le temps. Après quelques heures de pause, il nous faut repartir en direction de la capitale.
La dernière portion avant la région parisienne n’est pas la plus facile. Une bonne partie de la caravane se retrouve en bord de Seine, à Neuilly. Mais à quelques kilomètres à peine du but, travaux et barrages en prévision du feu d’artifice nous font faire des détours et des demi-tours, au point de nous faire perdre des heures, sous les yeux des flics postés çà et là. Heureusement, notre contact sur place va nous guider jusqu’à destination : Gennevilliers.
« Nouvelle réjouissance à notre arrivée en banlieue parisienne, l’accueil est toujours aussi chaleureux, toujours aussi attentif, et pourtant les profils de chacun paraissent si différents, en apparence. On avait tous fini par croire à l’irrémédiable scission entre banlieues, campagnes, petites villes désertées, péri-urbain et cités, par accepter, faute de pouvoir les traverser, ces catégories géographiques artificielles comme des lieux essentiellement distincts et aux intérêts inévitablement divergents. On vérifiera à nouveau en quelques heures de route et en quelques étapes, comme on avait pu en avoir un avant-goût lors des émeutes de novembre-décembre, que la convergence s’est faite déjà, chamboulant toutes les tentatives sociologiques de décrire un sempiternel morcellement du pays, la dernière à la mode, réfutée donc dès son inopportune publication, évoquant une inquiétante archipellisation française. Voilà donc les gilets jaunes en ingénieux et pressés architectes d’une multitude de ponts. La jonction avec les quartiers, tant réclamée ici et là par quelques velléitaires peu curieux, a bien lieu. Le 13 au soir à Gennevilliers, ça brassait du banlieusard, proche et lointain, du Limousin, du Breton, autour d’un barbecue, et nous parlions la même langue, celle de ceux qui ne veulent plus subir isolément leur sort décidé par d’autres. Des campeurs furent bien réveillés dans la nuit par quelque rap hurlant d’un véhicule à proximité, la mention “gilets jaunes” et la perspective de la manifestation du lendemain mit rapidement fin au vacarme chez des adolescents qu’on aurait supposés à tort indifférents à la situation sociale. » (M.)
Dimanche 14 juillet
« L’ambition initiale de bloquer Paris à l’aide d’une manifestation véhiculée, n’ayant pu être soutenue du fait de l’absence de renforts conséquents, a donc laissé la place à une expérience finalement non moins intéressante quoique moins apparemment offensive. Malgré l’apparente pause estivale, la braise couve sous la cendre. La rentrée approche, nous sommes encore et toujours soumis à l’heureuse contrainte d’inventer quand d’autres seront pour leur part contraints à nous rejoindre par un État qui ne laissera bientôt plus personne à l’abri de son libéralisme autoritaire. Il est déjà trop tard pour renoncer. » (M.)
Lundi 15 juillet
Sur la route du retour, un arrêt improvisé à Cercottes, près d’Orléans. Au bord de la route, une cabane en palettes, toujours debout. Quelques GJ sont là et nous accueillent pour le café. Récits des manifs du samedi, du 14 juillet à Paris, notre convoi est moins impressionnant qu’au départ, mais l’effet reste le même : nombreuses sont les voitures qui passent en klaxonnant, encore beaucoup de gilets jaunes sur les tableaux de bord.
Une confirmation de plus, s’il en fallait :
« La caravane fut une réfutation en pratique, du moins pour les lieux qu’elle a traversés et pour ceux qui ont pris part au convoi, c’est-à-dire de façon très localisée, de la thèse médiatico-gouvernementale de la disparition, de la mort, des gilets jaunes, réfutation qui a été confirmée dans une dimension supérieure le 14 juillet sur les Champs. Nos ennemis au pouvoir ont de plus en plus de mal à parler de nous au passé. » (M.)